Le miracle judiciaire de la multiplication des sexes de droit

Wilfrid, marié et trois fois père, décida en 2010, à l'âge de 40 ans, de changer de sexe et sollicita bientôt la double rectification de ses actes de naissance et de mariage. Son épouse était consentante, ses deux enfants aînés semblaient accepter, leur tuteur ad hoc s'en remettait à justice et le ministère public ne s'opposait pas. La juridiction bretonne, pourtant, ne fit pas droit à la demande (TGI Brest, 15 déc. 2011, RG n° 11/00975, AJ fam. 2012. 349, obs. B. de Boysson ; RTD civ. 2012. 502, obs. J. Hauser), invoquant l'impossibilité de procéder au changement de sexe tant que perdurerait le mariage. Saisie, la cour d'appel tient un tout autre raisonnement et considère que rien ne doit faire obstacle à la consécration juridique du nouveau sexe. Elle ordonne le changement de prénom et de sexe sur l'acte de naissance de l'intéressé mais estime que la mention marginale de ce changement serait à la fois inutile et impossible sur l'acte de mariage et « absurde » sur l'acte de naissance des enfants. le présent arrêt, que la Cour d'appel de Rennes place sous l'égide du respect dû à la vie privée et de l'art. 8 de la Conv. EDH (faisant fi de l'arrêt Parry c/ R.-U. de la CEDH du 26 nov. 2006, n° 42971/05 - pourtant cité - jugeant au contraire légitime, sur ce même fondement, que les États tiennent pour incompatibles le changement de sexe et le maintien du mariage), ne laissera personne indifférent tant sont fortes les positions qui y sont prises. Alors que la décision de première instance paraissait relativement orthodoxe, son infirmation réalise, sous un apparent artifice, un double dévoiement. L'artifice. Bien qu'ils se soient réjouis à la sortie de leur audience d'avoir « fait avancer la cause du mariage pour tous », les époux Wilfrid et Marie-Jeanne (laquelle revendiquait par ailleurs son homosexualité) avaient prétendu au soutien de leur appel ne pas solliciter un « mariage homosexuel » mais vouloir simplement que soit constaté le transsexualisme du premier. C'était techniquement vrai mais leur demande de transcription du changement de sexe sur l'acte de mariage, pour autant, aurait conduit de jure à consacrer un mariage entre personnes de même sexe. C'est ce qu'avait conclu le premier juge et la cour ne s'y trompe pas non plus en estimant que pareille mention serait impossible « en l'état du droit positif ». C'est à dessein - connaissant l'incompatibilité - qu'elle décide de ne pas ordonner l'inscription de cette mention. La cour écarte donc une mention gênante, non simplement inutile. C'est pourquoi l'ajout selon lequel « cette mention n'a pas de caractère indispensable » constitue un paravent un peu artificiel. La cour explique, sur le fond, que la validité du mariage ne doit être examinée que lors de sa formation et, sur la forme, que « la concordance entre [l'acte de mariage] et l'acte de naissance rectifié de Wilfrid [...] est suffisamment établie par la mention de ce mariage figurant déjà en marge de celui-ci ». L'arrêt a le mérite de proposer une nouvelle réponse à une problématique soulevée depuis déjà longtemps (sort du mariage de celui qui change de sexe en cours d'union), jusque-là enfermée dans l'alternative d'un refus ou d'un divorce. Il véhicule toutefois des conceptions juridiques contestables. Les dévoiements. L'arrêt de la Cour d'appel de Rennes suggère d'abord une vision tronquée du mariage. L'affirmation selon laquelle les choix de vie des époux, de nature privée, échapperaient à la compétence du juge, d'abord, ne manque pas de surprendre. Elle eût été plus acceptable pour l'union libre car le mariage, bien au contraire, est une figure juridique instituée, c'est-à-dire dotée d'une dimension publique évidente. L'existence d'un contrôle sur sa formation, son exécution puis sa dissolution en atteste suffisamment. Il s'agit là d'un déni assez peu justifiable. Il est par ailleurs difficile de suivre la cour lorsqu'elle énonce que « la validité du mariage [...] doit être appréciée à la [seule] date de la célébration ». Pour cause, le mariage possède trois acceptions (célébration, acte juridique et état) dont la dernière revêt une dimension durable que le présent arrêt prétend ignorer. Valable lors de sa constitution, le mariage le serait prétendument de façon éternelle. C'est évacuer rapidement l'analyse préalable selon laquelle le transsexualisme, qui répond en droit français à une inclination subie et non pas choisie, était vraisemblablement présent au moment de la célébration... C'est aussi ignorer superbement tout un pan du droit en vertu duquel la disparition des conditions de formation d'un acte juridique en cours d'exécution implique sa caducité. D'ailleurs, la doctrine privilégie quasi unanimement dans notre cas une telle sanction, dont le juge aurait parfaitement pu se prévaloir, après avoir appelé les parties à s'en expliquer. La cour conforte son constat de la validité du mariage par le fait que « trois enfants biologiques » en étaient issus. On retrouve là un argument développé par monsieur Dubarry (JCP 2012. 100) selon lequel le changement de sexe d'un époux pourrait être d'autant plus facilement admis que la finalité familiale du mariage a déjà été réalisée. Or, ériger la procréation en critère d'admission du changement de sexe n'est pas acceptable. D'abord, parce que la procréation n'est ni une condition ni une obligation du mariage, seulement une potentialité, ensuite parce que cela est arbitraire (dira-t-on au stérile ou à l'épouse en retour d'âge qu'ils ont à cet égard plus de droits que les autres ?) et dangereux (gare à l'incitation) ! Le second dévoiement concerne l'état civil lui-même. La Cour d'appel de Rennes ordonne un changement de sexe et de prénom sur l'acte de naissance mais cette modification est refusée pour l'acte de naissance de ses enfants et pour son acte de mariage. C'est un état civil disparate qui est ainsi créé. La justiciable s'appellera donc Wilfrid pour sa femme et ses enfants, Chloé pour les autres. L'état civil dont « la constatation régulière [...] est une des bases essentielles de l'ordre social » (Civ. 14 juin 1858) et dont les actes, solennels, sont des « instruments de publicité » (J. Carbonnier, Droit civil. Vol I, PUF, 2004, n° 259) ressort sinon malmené du moins affaibli de cette décision. Alors même que chaque individu jouit d'un seul état, comment admettre que ses différents actes renvoient à des sexes et des prénoms différents ? On pourrait éventuellement l'admettre, en accord avec de nombreux auteurs et la Cour d'appel de Paris (2 juill. 1998, RG n° 97/22034, JCP 1999. II. 10005), pour l'acte de naissance des enfants puisque celui-ci bénéficie d'une certaine autonomie, qu'il réalise en effet - dans une certaine mesure - une photographie à un instant précis et doit être doublé d'un second acte pour le décès. En revanche, cela se justifie moins pour l'acte de mariage, qui comme l'état matrimonial qu'il matérialise incarne une permanence et vaut jusqu'à ce que la mention du divorce ou du décès y soit apposée. Pour cette raison l'idée exposée par la cour selon laquelle la mention du changement de sexe ne serait pas nécessaire puisque la concordance des actes serait assurée par la seule mention du mariage sur l'acte de naissance de l'intéressé n'est pas recevable. Il ne suffit pas que les actes se mentionnent l'un l'autre; ils doivent encore rendre publique une même réalité, ce qui n'est pas le cas. Lequel de l'acte de naissance ou de l'acte de mariage fera-t-il foi ? Est-il admissible que l'acte de mariage désigne une personne civile qui n'existe plus ? En accord avec l'instruction générale du 11 mai 1999 relative à l'état civil (n° 241), cet arrêt fait donc voler en éclat une exigence d'unité et de cohérence de l'état civil, et déçoit le voeu du doyen Carbonnier de « maintenir une concordance entre la réalité et sa constatation officielle » (op. cit. n° 260). L'arrêt du 16 oct. 2012 mériterait sans doute la cassation. Il laisse en tout cas l'impression curieuse que la Cour a créé un imbroglio juridique seulement résoluble dans l'hypothèse où la réforme en cours portant extension du mariage aux personnes de même sexe aboutirait. Est-ce vraiment un hasard ?

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